Certains parfums n’ont « jamais fini de dire ce qu’ils ont à nous dire » pour paraphraser l’écrivain Italo Calvino (qui parlait des chefs-d’œuvre de la littérature qu’on peut lire et relire sans jamais se lasser). Quelques parfums du passé ont cette qualité rare de passer les époques sans prendre une ride et réussissent miraculeusement à concentrer l’audace et le temps dans le flacon. Au beau milieu de la cacophonie parfumistique, porter l’un de ces classiques, reconnus pour leur clarté et leur équilibre impeccable, devient finalement une démonstration d’originalité et même, osons le dire, un acte de rébellion. Alors plutôt qu’adopter aveuglément le dernier hit de la saison, pourquoi ne pas piocher dans la liste de ces jus éternels une fragrance référence qui fera sur la peau toute la différence?

L'Ombre dans l'Eau - Diptyque
Le pitch ressemble à s’y méprendre un tableau impressionniste de Gustave Courbet : « le parfum d’un jardin vert au bord de l’eau ». La première impression est très verte (feuilles de tomate, bourgeon de cassis, galbanum — une herbe venue d’Iran). Elle annonce l’arrivée d’une rose fraîche, pétalée, qui pousse sur un fond boisé-chypré qui n’est pas sans rappeler l’odeur du sous-bois traversé par un soleil d’été. Il n’y aucune mélancolie dans cette composition harmonieuse baignée d’un halo de gaieté et de joie de vivre. Dans une période où l’on ne parle plus que de naturel sans vraiment savoir ce que ce vocable recouvre, voilà un concentré de naturalité et d’humidité végétale qui donne l’impression d’ouvrir les fenêtres en grand. Ce grand classique de la maison Diptyque est un instantané de nature “vraie” à porter sur la peau pour se sentir encore plus vivant.
Blenheim Bouquet - Penhaligon's
Austère comme une belle Cologne classique (sir Winston Churchill l’avait adopté et conservé jusqu’à la fin de sa vie), ce parfum centenaire s’ouvre sur une bouffée grisante et stimulante d’agrumes (bergamote, citron, orange amère) immédiatement attendrie par une belle fleur d’oranger. Puis arrive ce qui fait finalement sa griffe : les notes camphrées et résineuses de pin mariées au cèdre, au thym et au vétiver. Cet alliage purement addictif à la fois frais, chaleureux et persistant est à mi-chemin entre les univers de la parfumerie et de l’aromathérapie. Ce parfum de luxe discret, sans extravagance, avec cette petite pointe d’arrogance tempérée, est la signature d’une parfumerie anglaise qui a malheureusement perdu ses codes dans la mondialisation.
Untitled - Maison Margiela
Du vert sous toutes les coutures, voilà la promesse séduisante et culottée de ce tout premier parfum imaginé par le designer belge le plus mystérieux avec l’aide du “nez” Daniela Andrier. S’il y a bien un petit côté revival 70’s (ressusciter les notes vertes oubliées s’apparente toujours à une démarche au moins aussi rétro qu’aventureuse), dans cette union réussie de la fashion et du sent-bon, ce galbanum-là s’enrobe étonnement de notes résineuses, chaudes, baumées, qui apportent énormément de confort sur la peau. Cet accord vert-fumé (la petite note grillée bouscule l’effet “propre”) à l’allure folle renouvelle le genre du parfum d’exacte séduction qui n’a pas forcément besoin d’en faire des tonnes. Untitled démontre aussi qu’on peut se parer de vert…y compris l’hiver.
Portrait of a Lady - Éditions de Parfums Frédéric Malle
Certains parfums poussent à ce point les curseurs qu’ils paraissent difficiles à assumer, intimidants qu’ils sont, “trop” quelque chose. Cette création hypnotique de Dominique Ropion, qui déborde de féminité assumée est de ceux-là. Tout y est opulent, excessif, pléthorique, à commencer par la quantité énorme d’essence de rose turque (2% dans la formule). Qu’on le qualifie d’oriental moderne ou un “french oriental” importe peu tant ce parfum sait dépasser ces codes olfactifs. Ce qui compte, ce qui reste c’est la force radicale de l’accord majeur mariant pour le meilleur rose damascena et patchouli “cœur” gros, grand, généreux nettoyé de ses facettes les plus désagréables. Le sillage lui est irrésistible et l’un des plus mémorables du marché. Ce monument fait partie de ces parfums effrontément féminins que les hommes portent magnifiquement bien.
2 Man - Comme des Garçon
Dissonant, c’est le mot qui vient spontanément en tête dès le premier essayage de ce parfum qui n’en ai pas tout à fait un. Lorsque se télescopent des notes métalliques glaciales (aldéhydes) et les épices brûlantes (cumin, safran, noix de muscade), l’effet sur la peau est intrigant, et reconnaissons-le, assez indescriptible. Un peu comme si l’ambition du parfumeur Mark Buxton avait choisi de composer une atmosphère, une expérience physique, plutôt qu’un parfum de peau au sens classique du terme. Parmi les odeurs reconnaissables, citons le plastique, le vieux cuir, le feu de bois, celle du goudron et du métal glacé. C’est sexy. C’est bizarre. C’est intrigant. C’est abstrait. C’est no gender avant l’heure. C’est parfaitement dans l’esprit de la parfumerie d’avant-garde que promeut depuis 25 ans la japonaise Rei Kawakubo, fondatrice du label Comme des Garçons.
Bergamote - The Different Company
Ceux qui ne connaissent de lui que sa réputation, croient volontiers que Jean-Claude Ellena (ex-parfumeur de la maison Hermès) compose des parfums « minimalistes et évanescents ». Le Grassois, apôtre de l’illusion olfactive, démontre le contraire avec cette création qui est finalement tout sauf un solinote (Bergamote, le joli nom, minimaliste lui aussi, est une de ces fausses pistes qu’il affectionne). A partir d'une matière première qui appartient à la mythologie de l’eau de Cologne, le parfumeur a réussi à créer un sillage d’une lumineuse chaleur structuré autour de la fleur d’oranger et la rhubarbe, que chaperonne une généreuse dose de muscs cotonneux. Sur la peau, Bergamote se révèle être une “eau d’hiver” irradiée de chaleur et de sensualité dont le souvenir dure assez longtemps sur la peau. Tout ce qu’on n’attendait pas finalement.
Black Afgano - Nasomatto
Cette composition est précédée par sa réputation sulfureuse. Un extrait de marijuana se cacherait quelque part dans la formule. C’est évidemment faux! Non pas pour des raisons de bienséance ou de morale (la police olfactive, dieu soit loué, n’existe pas). La vérité c’est qu’une telle extraction n’existe tout simplement pas. Ce qui crée l’illusion de ces lieux interlopes où l’on se perd dans les vapeurs clandestines, ce sont toutes ces notes baumées, balsamiques associées aux effluves tabacés et herbacés. S’il n’est pas un parfum d’interdit qui tombe sous le coup de la loi, Black Afgano se révèle être un bel oriental “matièré” qui exhale davantage l’encens que brûlent les consommateurs de cannabis pour maquiller l’odeur suspecte, merveilleuse illustration d’un retour aux sources instinctives de la parfumerie.
Aventus - Creed
Le flacon-flasque façon gentleman suggère une parfumerie bien récurée derrière les oreilles qui n’a pour tout horizon que la fraîcheur bien proprette. Mais derrière une préface easy going (ananas-pomme-bergamote) se dévoilent progressivement des notes boisées-épicées détonantes et un fond suave (ambre gris, mousse de chêne et vanille) d’un grand raffinement. L’homme habitué aux parfums “de papa” trouvera dans Aventus une façon de renouveler sa garde-robe olfactive en cassant les codes sans faire péter toutes les coutures, le fou de voyage sentira les effluves de l’Inde éternelle et l’amateur de vieux Cognac trouvera quelques références bien senties aux vieux bois des tonneaux.